Les manchots jugulaires

Il n'y a pas de pingouins en Antarctique. Les pingouins sont au nord de notre planète et s'ils ressemblent de loin à leurs cousins du sud, un talent particulier les différencie des manchots. Les pingouins savent voler, ce qu'au fil de l'évolution les manchots ont fini par oublier.

Sept espèces de manchots vivent sur les abords de l'Antarctique et des îles environnantes. Les plus connus, les stars des manchots, sont les grands manchots empereurs, qui sont les seuls à pouvoir nicher sur la glace, à survivre dans des températures de -50°C et à pouvoir jeûner une centaine de jours. Je n'aurai pas la chance de les voir, car la quarantaine de colonies qui se partage le continent blanc se trouve dans des zones inabordables pour notre petit voilier.
Les plus nombreux sont les manchots jugulaires, appelés ainsi à cause de cette ligne de plume noire sous le bec qui rappelle cet accessoire cher aux officiers de marine et aux grognards de Bonaparte pour tenir casques et autres couvre-chefs.

Avant même de voir se dessiner au loin la silhouette de l'Antarctique, nous croisions en mer de petits groupes bondissant à toute allure. Au fur et à mesure de notre approche de Decepcion, les groupes devenaient plus denses.

Combien étaient-ils sur l'île ? Des dizaines de milliers, des centaines peut-être, perchés sur les flancs du volcan et utilisant la moindre parcelle d'espace où la neige avait fondu. Les grandes colonies commencent au bord de l'eau et montent presque jusqu'à la cime du volcan. Quel effort incroyable pour arriver là-haut et transmettre à son rejeton le produit de sa pêche ! Le bruit y est incroyable, presque insupportable, chaque oiseau criant pour marquer son territoire ou appeler son compagnon. Les nids de petites pierres sont défendus âprement et les inopportuns sont reçus à coup de bec ou avec des jets de fiente rose à l'odeur nauséabonde. Le sol en est maculé... et il est très difficile dans ces grandes colonies de trouver un manchot propre, « digne » d'être photographié.
En bas de l'île, les couples ont deux petits déjà très gros. Recouverts d'un épais duvet gris, on dirait de grosses peluches mal lavées. Ils ne prendront leurs belles couleurs d'adulte qu'à la fin de l'été, dans à peine un mois, quand la rigueur du froid les repoussera à la mer, vers ce long voyage vers notre inconnu. Où iront-ils pendant le long hiver ? Personne ne le sait vraiment. S'ils ne sont pas dévorés par un prédateur ou s'ils ne se perdent pas le long d'un trop grand iceberg, ils rejoindront un été, dans quelques années l'endroit où ils sont nés pour perpétuer l'espèce. Recommencera alors la danse de la séduction avec le bec tendu vers le ciel et les couples se formeront en chantant. Puis il y aura un œuf ou deux, posé sur un petit monticule de cailloux faisant office de nid. D'après les scientifiques, les cailloux évitent à l'œuf de rouler. Ce sera ensuite les inlassables allers-retours pour nourrir les poussins, chaque parent se relayant pour pêcher pendant plusieurs jours d'une manière parfaitement équitable. Celui qui reste à terre est obligé de batailler pour protéger ses œufs et ses poussins des skuas ou des grands pétrels, son territoire des voisins et son tas de cailloux des chapardages.

Au long de notre voyage, plus nous descendrons vers le sud, plus les compagnies seront petites et plus elles seront adaptées à l'espace que leur laisse la glace en fondant. Dans un monde aux conditions si hostiles, il est étonnant d'observer comment la vie s'approprie tous les endroits favorables. Alors, pendant les deux mois d'été, le moindre rocher nu devient un support vital que se partagent et se disputent les oiseaux et les rares animaux du continent blanc.