
La glace dans tous ses états
L'Antarctique est la plus grande réserve d'eau douce de notre planète, 60% d'après les scientifiques. Elle forme une immense calotte glacière estimée à 4300 mètres de hauteur, soit plus haute que la plupart des sommets des Alpes. La glace est partout, dévalant les montagnes en d'immenses glaciers ou flottant à la dérive, du modeste glaçon aux austères îles de glace aussi grandes que la Corse. Le plus grand iceberg jamais observé en 1956 était aussi grand que la Belgique !
Le paradoxe est que les précipitations sur ce continent sont extrêmement faibles, du même niveau qu'au cœur du Sahara. Le renouvellement de la glace dans ce véritable désert est donc très lent, ce qui induit une grande fragilité à ce milieu magnifique.
Partout la neige est blanche, vierge, immaculée. Ses cristaux se compriment petit à petit, emprisonnant l'air sous le poids des couches successives pour former de la glace aux intonations de couleur bleu turquoise. Cette couleur que l'on doit à l'oxygène varie d'intensité en fonction du taux de gaz emprisonné dans la glace, de la densité de celle-ci et de la lumière qui passe à travers.
Il faudrait que l'on aille plus loin, ai-je demandé à Martin. En souriant, il a rallumé le moteur de l'annexe. Je voulais des images avec le bateau donnant la dimension de ce que nous voyions. Les immenses icebergs tabulaires que nous avions croisés semblent si petits, si dérisoires sur les photos. Sans référence humaine à côté, impossible de se rendre compte de leur taille gigantesque. Alors, calé tant bien que mal sur les boudins de l'annexe et Martin à la manœuvre, nous cherchons la bonne distance pour la prise de vue pendant que Pascal approche le voilier au moteur de l'immense machine à glaçons bleu turquoise.
La paroi de glace est titanesque, vertigineuse. Impossible de la photographier en entier, le bateau deviendrait alors parfaitement minuscule. Soudain un grand craquement comme un coup de tonnerre déchire l'air et mon euphorie. Un pan de glace énorme tombe avec fracas et forme une grosse vague ronde. Avec calme et sang froid, Martin aligne notre esquif perpendiculairement à la vague. Nous retenons notre souffle, le cœur battant. Heureusement, l'onde passe. « Walhalla » naviguait à une distance raisonnable. Nous avons eu de la chance : qui sait ce qu'il peut descendre de là haut.
Le glacier du cap Hershel est l'un des ces innombrables géants qui entourent l'Antarctique. L'hiver, quand la banquise est formée et que la glace recouvre l'eau, les glaciers s'avancent alors un peu plus loin sur la mer profitant de l'appui temporaire de la banquise. Mais pendant le court été austral, quand la banquise se retire, tout ce qui ne s'appuie pas sur du solide finit à la mer, en glaçons de tailles diverses qui dérivent, splendides et pernicieux vaisseaux.
La glace embrasse alors toutes ses formes : fondue, coulée, engloutie au fond d'une crevasse semblable à une matrice, elle réapparaît plus tard gelée en sculptures incroyables. D'abord turquoise ou blanche, elle peut devenir parfaitement transparente, pure comme du cristal. Ces blocs cristallins à fleur d'eau sont souvent les plus beaux mais aussi les plus dangereux : très denses, ils sont difficiles à voir par temps gris ou quand il fait nuit.