
Dans les glaces
Comment ne pas penser davantage ici à Jean-Baptiste Charcot et à l'aventure du « Français » puis du mythique «Pourquoi pas ?». Comment ne pas penser aux équipages partis pour découvrir, entre autres, cette baie où nous sommes amarrés ?
Lorsqu'il prend la mer, « Le Français » comprend dix-neuf hommes, dont deux officiers de marine que le Ministère a consenti à détacher. Il est encombré de matériel scientifique en tout genre, dont une maison démontable, et de vivres en prévision d'une longue campagne d'hiver. L'expédition quitte le port du Havre le 15 août 1903, gagne Buenos-Aires où l'on embarque également une tonne de galetas, des biscuits argentins. De nouveau en mer à partir du 23 décembre suivant et en direction de la Terre de Feu, « Le Français » se dirige ensuite vers le Sud à destination de la terre de Graham. La navigation est approximative : le point est fait avec des instruments encore très sommaires et dans des mers inconnues. L'équipage ne doit sous aucun prétexte relâcher son attention, car la présence des icebergs menace, tout comme celles d'éventuels récifs non repérés. Enfin, après de nombreuses difficultés, le 2 février 1904, « Le Français » arrive en vue d'un chapelet d'îles qui bordent le continent austral, au sud-ouest de l'archipel des Shetlands du Sud.
A cette époque, seuls des navires baleiniers, d'éventuels pêcheurs de phoques ont fréquenté ces eaux. Le travail de relevé commence. Les courants, le contour des terres doivent figurer sur les nouvelles cartes. « Le Français » progresse lentement à travers les chenaux taillés dans les endroits les plus fragiles de la glace. Il faut aussi chercher des sites favorables pour s'installer la nuit.
Leur traversée du désert commence. Les paysages éblouissent ces hardis marins, peu habitués à ces horizons. Le 8 février, a lieu la première descente à terre sur la banquise. Il leur est alors impossible d'établir un campement. L'enseigne Rey effectue ses observations magnétiques à l'abri d'une tente. Tandis que des hommes d'équipage réparent une nouvelle fois la chaudière, le lieutenant de vaisseau Matha s'occupe du marégraphe enregistreur. Dans le même temps, le naturaliste Turquet empaille des oiseaux et le géologue Gourdon recueille des échantillons de roche. D'autres chassent le phoque et le pingouin pour nourrir les chiens de l'expédition. Leur graisse sert également de combustible pour faire fondre la glace qui fournit l'eau douce.
Au début du mois de mars 1904, l'expédition se prépare à hiverner et se fixe dans une baie de l'île Wandel, par 65°5 de latitude sud, dépassant d'un degré le point le plus au Sud atteint par Otto Nordenskjold. Dans les semaines qui suivent et malgré les températures très basses, les travaux scientifiques se poursuivent, des études bactériologiques notamment. Plongé dans cet environnement austère, l'atmosphère à bord demeure excellente. Jean-Baptiste Charcot organise des réjouissances pour la fête nationale argentine, le 14 juillet ou Noël. Suivant une ancienne tradition de la marine française, un enseignement est proposé à l'équipage qui peut aussi profiter de l'abondante bibliothèque.
En décembre, il leur faut songer à regagner l'océan. Mais avant, comment débloquer le navire pris dans les glaces ? Les puissants explosifs pour briser les blocs de glace se révèlent inefficaces. Il faut donc s'employer à évacuer la couche de neige en surface, avant de scier la banquise. Un travail de titans ! Enfin, le jour de l'appareillage arrive. Celui-ci s'effectue avec le seul secours de la voile, sans l'aide de la machine à vapeur, de nouveau en panne. Malgré le temps défavorable, « Le Français » pousse en direction de la terre de Graham. Le 15 janvier 1905, cependant, c'est l'accident. Le navire heurte un rocher à fleur d'eau. Puisqu'on ne peut réparer, au prix d'un service épuisant pour l'équipage, les pompes lutent contre la voie d'eau.
« Le Français » quitte l'Antarctique et arrive à Buenos Aires, le 29 mars. Paradoxalement, c'est au gouvernement argentin qu'il reviendra de remettre en état le navire, après son achat à la France. Et c'est salués par le croiseur Dupleix, que Charcot et ses hommes s'embarquent sur le paquebot « Algérie » à destination de la France.
Le ministre de la Marine et les milieux scientifiques réservent aux explorateurs un accueil enthousiaste en juin 1905. L'expédition rapporte des résultats importants, ainsi que mille kilomètres de routes maritimes. Les mois qui suivent, Charcot se consacre à la publication du bilan scientifique de l'expédition, tout en songeant à repartir vers les régions polaires qu'il vient de quitter.
Trois mâts de 40 mètres et 825 tonneaux, le « Pourquoi pas ? » fut le deuxième navire de Charcot. Celui qui le fit entrer dans la légende en asseyant sa popularité
Tout près d'ici, en 1908, l'équipage a donc longuement hiverné, recueillant d'innombrables données scientifiques qui seront exploitées des années durant et qui feront de cette expédition une vrai réussite. Il n'est pas difficile d'imaginer que ce murmure de la débâcle a été pour eux le chant de la délivrance. Le chant du retour au pays après un très long et austère hiver.
Après avoir multiplié les paires de chaussettes avant d'enfiler les bottes, nous sommes prêts. Nous avons pris le chemin des manchots et traversé la passe en zodiac, laissant sur la rive de gros phoques de Weddell se dorer au soleil. Puis nous avons attaqué la montagne de face. Nous avons grimpé la pente raide et marché pendant deux heures sur le sommet du glacier en évitant les crevasses. D'en haut, la vision est magique. Le bateau semble minuscule, dérisoire, dans cette immensité de glace qui s'étend à perte de vue. La lumière est incroyablement belle. C'est celle de l'antarctique, qui brille vingt-trois heures par jour donc quatorze de façon constante. Il règne un éclairage de cinéma que la nature fait toute seule et je m'en donne à cœur joie. L'air est si pur que l'on voit à des kilomètres. Et de l'autre côté du dôme, la vie sauvage est là, qui nous attend.