Le rêve blanc

Mon rêve blanc commence ici, aux portes de l'Antarctique tout au bout de la baie Charcot. M. Pléneau, son lieutenant, a laissé son nom à la petite passe où nous sommes amarrés pour plusieurs jours. A ce stade du voyage, nous avons commencé à évoquer le célèbre explorateur car nous retrouvant dans ces pas sur ses lieux d'aventures. Le simple fait de penser que lui et ses hommes avaient connu les mêmes ressentis nous a ému jour après jour.

Pourtant, je ne m'étais pas documenté avant de prendre la mer. Quand je voyage, j'essaye de partir avec un minimum d'informations sous peine de risquer d'influencer ma façon de voir. Parfois, on est surpris de découvrir tel ou tel animal dans son élément. Par exemple, on est souvent déçu la première fois que l'on voit des manchots parce qu'ils sont sales. Ou agréablement surpris en découvrant les skuas. Je ne suis pas un scientifique animalier. Je prends la faune et la flore parce que je les trouve surprenantes ou belles. Pas parcequ'elles ont un intérêt scientifique.

Parfois, il faut savoir faire relâche. Dans des contextes aussi inhabituels et avec des journées qui n'en finissent pas de s'étirer, j'ai un peu abusé de mes forces, oubliant de dormir pour ne rien rater de ce que l'on pouvait découvrir. Alors, cette journée sans rien faire, à flâner sur le pont après la douche est vraiment la bienvenue. Ma lessive de chaussettes fume sur le bastingage sous les yeux d'un manchot Adélie de passage qui approche de la coque avec curiosité.
La chaîne de montagnes qui nous surplombe est magnifique. Au fil du temps qui s'échappe, elle prend toutes les couleurs de l'aube et du couchant. Une joie calme et intense m'étreint. Je griffonne quelques mots sur mon carnet pour mes « passagers clandestins » restés en France mais toujours près de mon cœur et laisse couler l'instant qui passe en le savourant le plus simplement du monde.

Après une journée de repos bien méritée, Patrice, Martin et moi allons explorer la zone à pied en prenant en compte les recommandations d'usages liées à l'exploration des glaciers.
D'abord il faut débarquer, ce qui n'est pas aisé tant les blocs de glace sont proches. En poussant avec une gaffe et les rames ou en tirant sur l'un des bouts qui amarrent le bateau, nous finissons par toucher terre. Ce n'est plus un sol d'îles comme précédemment mais bien la péninsule.
Passés les rochers qui bordent le rivage, la neige est molle et profonde. Y avancer est pénible car l'on s'enfonce jusqu'à mi-jambe. Après avoir observé d'impressionnants rassemblements de skuas sur les rochers, nous suivons la trace que laissent les manchots quand ils glissent à plat ventre sur la neige. Pourquoi les manchots sont-ils passés par là en allant vers la montagne ? Ils ont ensuite traversé l'étendue d'eau et de glace et sont ressortis de l'autre côté, à 300 mètres. On distingue clairement leurs traces de pas montant sur le glacier.
Nous ne pouvons aller plus loin. Il faudra revenir avec l'annexe et traverser à la rame. Derrière cette colline de glace se trouve sûrement une grande colonie. Nous verrons cela demain.

Cette nuit, la mer a regelé entre les blocs et tout autour du bateau. Une fine pellicule de glace emprisonne des bulles d'air qui font d'étranges graphismes avec la lumière. Le soleil s'est levé et le ciel, hier chargé de lourds nuages, est aujourd'hui parfaitement dégagé. Le temps est magnifique, il n'y a pas une seconde à perdre. La journée va être longue et c'est une vraie chance d'avoir des conditions pareilles pour faire de la photo et découvrir ce qui se cache derrière le dôme de neige.
Sur le pont, un bol de chocolat bien chaud dans les mains, j'écoute le chant de la débâcle en prenant un gros petit-déjeuner. Autour de nous, la passe, qui se vide puis se remplit au gré des marées, fait tinter les milliers de glaçons d'argent. La coque d'acier grince en sourdine à la caresse des blocs qui l'effleurent. Partout de petites gouttes fondant des berges enneigées tombent dans l'eau dans un bruissement mélodieux qui rappelle la pluie. Parfois la montagne craque présageant d'angoissantes avalanches. Un goéland déchire l'air d'un cri strident. Puis le murmure revient, calme et mélodieux. Le murmure de la glace qui fond et de l'été qui prend place pour que la vie, jusqu'ici, puisse naître avec les rayons du soleil.