
Approcher la banquise
Le ciel est parfois si bas qu'il rend l'eau noire. L'atmosphère devient alors étrange et sublime, presque irréelle. La lumière aux horizons jaillit de chaque côté comme une aube qui sourd aux quatre points cardinaux. Les icebergs semblent luire de l'intérieur. L'étrave du bateau fait tinter les champs de petits éclats glacés que nous croisons et qui se font de plus en plus nombreux.
Un homme à la vigie en haut du grand mât, un autre à l'avant, le « Walhalla » trace sa route doucement dans le ronronnement rassurant de l'énorme moteur diesel jaune, contournant les gromlers et les plaques de glace qui se présentent sur son chemin. Le bateau avance presque au ralenti, à une vitesse de un ou deux nœuds. La coque ne risque donc pas de subir une avarie en percutant un gromler. Mais en mer, si l'on est lancé en voilier, ce genre de glaçon fait parfois le même poids que l'embarcation. Si l'on perce à fond dedans, on perce le bateau. Les radars ne le répèrent pas car ils sont trop au ras de l'eau.
Plus le sud approche, plus les blocs se resserrent. Précédemment épars, ils forment maintenant un horizon parfaitement blanc d'où émergent de temps en temps des icebergs. A bâbord, les sommets de la péninsule jouent avec les nuages. Sur une pointe de roche plus avancée vers la mer, une petite croix de fer plantée par les marins français au début du siècle, signale l'entrée de la baie où le célèbre « Français » hiverna.
Nous pourrions nous arrêter là, mais Pascal insiste. Il connaît au sud un endroit hors normes, où ont eu lieu plusieurs hivernages. A voir ses yeux briller, je sais déjà que cela va être extraordinaire. Je raconte souvent que, pour faire un beau voyage, la qualité des guides compte peut-être plus que la destination.
Toute la journée, nous poussons des blocs de glace pour nous frayer un chemin. La glace est maintenant partout jusqu'à perte de vue. Il n'y a plus la moindre eau libre. Derrière nous, les blocs se referment sur le passage que nous avons difficilement ouvert. Une légère angoisse nous étreint, heureusement nous sommes au cœur de la débâcle et tout cela est sensé fondre. J'avoue que je n'aimerai pas naviguer ici à l'approche du vigoureux et incontrôlable hiver avec de grandes probabilités de rester bloqué ici du jour au lendemain tant la température peut descendre très vite.
Entre deux roches noires qui émergent à peine de la couche immaculée, un chenal où prendre abri. Il n'est pas profond, le sonar indique qu'à marée basse la quille touchera presque le fond. A l'entrée, trois grosses plaques bouchent l'entrée. Nous arrivons à contourner les deux premières, mais la dernière résiste à la volonté du Capitaine. A grands coups de marches avant et arrière, nous l'éperonnons. Dans un premier temps, elle recule et se cale pour ne plus bouger. A force de persévérance musclée, elle finit enfin par se fendre dans un grand craquement libérant l'entrée de la passe jusqu'à l'endroit exact où il avait été décidé de s'arrêter et de lamaner le bateau.
Alors le gros moteur jaune se tait pour plusieurs jours. Tout autour du navire, le silence qui s'installe semble rendre hommage à notre arrivée. Nous avons touché au but, nous sommes aux portes de l'Antarctique.
Ce soir-là c'est la fête, nous dansons et chantons sous les yeux d'opportunistes skuas qui se demandent s'il n'y a rien à chaparder pour un bon repas. Avec sa guitare, Jacques fait revivre Boby Lapointe et Georges Brassens. Qu'il est bon d'être ici à danser les deux pieds dans son rêve.