Le Mégaptère

Baleine, baleine !

L'antarctique est le seul sanctuaire au monde où la chasse à la baleine est totalement interdite. En théorie, les accords internationaux protègent ces espèces, mais en pratique les Japonais ont réussi à établir des quotas dits scientifiques qui leur permettent de continuer la chasse. Rencontrer ce mégaptère mythique dans son sanctuaire où autrefois il était chassé est forcément magique.

A l'avant du voilier, une baleine vient de souffler, puis une seconde. Pascal ralentit le moteur et vire dans leur direction. Quelle joie indescriptible d'approcher enfin ces géants des mers qui là, merveilleuse surprise, flânent entre les glaçons. J'en avais tant rêvé.
C'est une mère et son petit qui glissent dans l'eau sombre. Parfaitement indifférents à notre présence, ils sondent pour réapparaître plus loin. Nous naviguons alors à leur rythme, le moteur au ralenti pour ne pas les effrayer. Tous les trois souffles, la mère sonde, puis lâche dans l'eau de gros paquets de bulles. Elle fait ainsi remonter le krill qui se densifie à la surface en taches rose sombre. Dans son sillage, son baleineau surgit alors du fond, le rostre vers le ciel, et filtre dans ses fanons toute l'eau qu'il a pu attraper au passage. Puis le manège recommence jusqu'à satiété.

Nous sommes si près que le spectacle est vraiment fabuleux. Une fois de plus, le temps s'est arrêté et je suis surpris quand soudain les deux animaux disparaissent presque comme ils étaient apparus, laissant la mer à ses glaçons et l'horizon comme habité par un fantôme. Chaque instant qui suit nous voit alors scruter l'eau pour que la magie se reproduise. Heureusement les géants des mers ne seront pas avares en apparitions. Seuls, en duo ou en troupeau, leurs visites enchantent et poussent tout le monde sur le pont. Il faut dire que nous sommes dans leur royaume. Ici le Léviathan est roi, un roi à bien des égards magnanime car d'un simple coup de queue, il pourrait faire envoyer par le fond le zodiac sur lequel nous l'approchons pour mieux le photographier.

Sur la photo page 42, la mère nage en dessous du baleineau. Ainsi, elle compacte l'eau et fait en sorte que les krills remontent et se concentrent à la surface. Son petit n'a plus qu'à se régaler ! Sur le cliché, on voit très bien l'eau passer à travers les fanons.
Quelques jours plus tard, plus au sud, un jeune à l'humeur enjouée nous a fait un festival de sauts carpés devant le bateau. Il jaillissait au-dessus de l'eau des trois quarts de ses douze mètres puis retombait avec fracas dans des gerbes immenses. Une fois fatigué de ses exploits, curieux de notre présence somme toute étrangère, il viendra faire une inspection en règle de la coque avant de se frotter contre elle et de nous arroser d'un souffle puissant. Son rostre et sa queue sont parsemés de coquillages. Sa peau sombre est couverte des cicatrices de ses aventures abyssales.

Est-ce la nonchalance pacifique de ces géants qui les rend si attachants ? Enivré par leur présence, je leur dédie une poésie. « Mégaptère mon frère, toi qui voyages jusqu'au bout de la ronde, emmène à jamais aux abysses mes pensées les plus sombres... » Plus je les observe, plus je me dis que j'ai de la chance. Leur chasse abusive a failli faire disparaître ces véritables merveilles du monde vivant. Chacun de ces clichés pris au fil des heures souligne à mon sens l'importance vitale du traité Antarctique qui offre un havre de paix à toutes ces espèces particulièrement belles et fragiles. Un continent pour la science, selon le traité. Que la science est belle quand elle permet de préserver la vie...