Le royaume des oiseaux

L'antarctique est avant tout le royaume des oiseaux de mer. Ils sont partout, colonisant le moindre espace sans neige. Les manchots sont eux aussi des oiseaux, même si l'on a envie de les mettre à part, entre les oiseaux et les poissons. Ils semblent d'ailleurs par leur nage plus proches des dauphins que des goélands ou des pétrels dont ils sont de lointains cousins. En fait, sur la terre antarctique et sur les îles de sa périphérie proche, à part quelques phoques venant parfois se prélasser sur les berges, il n'y a que des oiseaux. Aucun grand mammifère n'a réussi à s'acclimater à cet austère paysage.

Pendant l'hiver austral, toute la gent à plumes va se nourrir en mer. Mais quand arrive la saison de reproduction, il faut partager l'espace très restreint des côtes non glacées. Il y en a, du monde à s'installer ! Mais l'intelligence naturelle fait toujours bien les choses. Ici, chacun a son étage. Au rez-de-chaussée, les manchots; les cormorans et les petits albatros s'accommodent parfaitement des falaises. Les grands albatros, ces rois des airs, et les pétrels, trouvent leur aise sur des terrains élevés et plus plats.

Pour l'alimentation, le sens du partage est autant généreux qu'implacable. Jusqu'aux repérages satellitaires, on ignorait presque tout de leurs habitudes alimentaires. Aujourd'hui, on sait que certains oiseaux pêchent près des côtes comme les cormorans. D'autres, manchots ou les pétrels plongeurs, s'aventurent plus au large quand nos grandes ailes couronnées, albatros et pétrels, volent à l'envi en haute mer. Tous se nourrissent principalement de krill et de calmars, plus rarement de poisson, mais ils s'adaptent selon la saison et les stocks disponibles. Quelques-uns sont aussi des charognards, comme les skuas et les pétrels géants. Ils sont aussi un maillon indispensable à l'équilibre de cet univers : ils guettent les animaux malades, blessés ou faibles en arpentant les colonies.

Les oiseaux en antarctique sont nombreux et fascinants. Impossible de faire ici un inventaire à la Prévert. Je me contenterai d'en citer quelques-uns qu'il m'a été donné de photographier. Pour les autres et pour les précisions scientifiques, je vous conseille l'excellent livre du CNRS sur les animaux de cette zone, cité à la fin de cet ouvrage.
Les goélands ont conquis le monde, de nos plages ensoleillées à ces australes contrées. Leur cri ici est identique et familier. Fendant l'air en tous sens, de leur vol majestueux, ils me signalent une colonie perchée dans les rochers. Une différence est néanmoins flagrante. Ces grands goélands d'ici, que je trouve fort beaux, n'ont pas pris l'habitude de suivre les bateaux. Les rochers du bas de la colonie sont couverts d'un tapis de chapeau chinois, coquillages dont ils sont extrêmement friands et qu'ils arrivent à décoller du rocher d'un coup de bec expert. J'ai passé de longues heures à les regarder planer au-dessus de ma tête dans le renvoi de lumière que faisait la pente neigeuse dans laquelle j'étais. Ce type de photo est impossible à faire en Europe. L'oiseau est pris dans un couloir de lumière qui se reflète dans la glace. Le dessous de l'oiseau est donc d'un blanc immaculé au lieu d'être en contre-jour. Le tour de l'aile est également très lumineux, éclairé par un renvoi de lumière. Nul doute que les fils héritiers de Jonathan Livingston volaient ce jour-là.
La sterne est l'un de mes oiseaux préférés. D'abord pour son élégance, bien sûr, mais pas seulement. J'avais eu la chance d'observer de loin ce joli volatile en France lors de sa migration, pêchant dans des étangs franc-comtois. Impossible alors d'en approcher. Ce volatile est un grand voyageur qui se déplace d'un été à l'autre de l'antarctique à l'arctique. Il parcourt ainsi plus de 30 000 km.
Ici, en antarctique, l'oiseau niche. Et il faut soigneusement éviter les zones près des berges où il a posé son œuf. Car la sterne n'a peur de rien et elle attaque les intrus. S'ils ne s'en vont pas, ceux-ci finiront par prendre un vigoureux coup de bec. Son vol est caractéristique. Avec ses ailes pointues, l'oiseau se met en vol stationnaire à la façon des éperviers, quand il pêche. Puis, tel une flèche blanche, il plonge sur sa proie le bec en avant. De telles prises sont très difficiles à faire. L'automatisme de l'appareil n'étant pas assez rapide, il faut caler la focale sur une certaine distance. L'oiseau va en effet à plus de 100km/h ; aucun autofocus ne pourrait le prendre.
Partout où se trouvent les manchots se trouvent aussi les kionis alba. Leur plumage immaculé cache bien leur jeu. Cet oiseau est le seul d'antarctique à ne pas être marin, donc à ne pas pêcher en mer. Le kionis est un éboueur mangeur de fientes de manchot dont il est complètement dépendant.
Les cormorans royaux sont de grands spécimens qui ont adopté la tenue antarctique à ventre blanc et à dos noir. Je les ai observés partout, toujours la même espèce. Farouches, ils sont difficiles à approcher et plongent ou s'envolent dès que l'on avance vers eux. Il m'a fallu plusieurs jours de patience pour photographier le tour de l'œil bleu des cormorans antarctique.
Les Anglais appellent les pétrels « Mother Carey's Chickens »  parce qu'ils pensaient que ces oiseaux prévenaient des orages. Ils appartiennent à la famille des Procellariiformes. Ce nom compliqué signifie « qui se nourrit au large ». La variabilité en taille est extrême dans cette famille : l'albatros hurleur, le plus grand oiseau volant du monde, atteint 3,50m d'envergure. A l'opposé, le pétrel tempête, avec ses 30g tout mouillé, a la taille d'un merle. On les reconnaît dans la forme du bec à narines tubulaires, dont le rôle est probablement multiple : développement de l'odorat pour l'orientation (repérer les proies au large, retrouver le nid) et excrétion du sel largement excédentaire dans leur alimentation marine.
Quel marin n'a pas été ému, quand se lève la brise ou au plus fort des tempêtes, de voir planer au ras des vagues ces magiciens du vent ? On peut les observer pendant des heures : du bout de la rémige, ils frôlent l'eau et filent sans le moindre battement d'aile en se servant des courants ascendant. C'est réellement une des plus belle façon de voler qu'il m'a été donné d'observer.

En Antarctique, les oiseaux offrent un spectacle magnifique. Peu habitués à l'homme et sans prédateurs terrestres de type mammifère (chiens, chats et autres), ils se laissent presque tous approcher à des distances impensables en Europe où une forte jumelle est l'outil de base pour les observer. Ici, j'ai pu travailler avec un simple zoom de 300 mm, ce qui serait inconcevable pour un travail de photographie animalier en France. Autant dire que je me régale. Les oiseaux, omniprésents, nous accueillent en seigneurs maîtres des lieux dans leur royaume. C'est donc avec respect et en sachant garder une certaine distance, afin de ne pas les déranger, que je les ai observés.