Naviguer en haute montagne

Naviguer entre la péninsule et les grandes îles qui la bordent donne une sensation étrange. Assis dans les cordages sur le pont, bien au chaud dans mon équipement de haute montagne, j'admire les sommets qui défilent devant nos yeux. J'ai l'impression d'être dans un ballon ou un dirigeable volant entre les cimes. Le spectacle est somptueux pour un amoureux des paysages de haute montagne.

Des sommets éternellement enneigés naissent des hauts glaciers qui se succèdent sur le front de mer en une falaise turquoise presque continue.
Tout semble si proche et accessible. La lumière joue chaque instant avec les replis du tapis neigeux, lui donnant des aspects soyeux, drapés ou morcelés. Ici, des séracs teintés de bleu attirent l'œil ; là des failles et des crevasses dessinent des arabesques ; plus loin des entrées de cavernes de glace donnent l'impression que l'on peut entrer et se perdre sous les glaciers. Découvrir de tels paysages avec aussi peu d'efforts est grisant. Quand je repense à mes courses de jeunesse dans les Alpes du Sud sur la barre des Ecrins ou sur l'Aile Froide, je me souviens de l'engagement physique que je devais fournir pendant des heures pour mettre un pied devant l'autre, et obtenir à peine le dixième de ce que je contemple ici chaque instant.

Parfois, la montagne grince puis déchire l'air d'un immense craquement. Une avalanche dévale alors des sommets comme pour donner un peu plus de suspense au spectacle. La poudreuse dévale la pente en un somptueux nuage qui vient se poser sur le bas du glacier. Nous n'avons rien à craindre de l'endroit où nous naviguons. Nous pouvons à loisir observer ce spectacle de la nature, les yeux écarquillés. Une fois de plus, nous nous sentons tout petits.

La péninsule antarctique s'inscrit dans la continuité des Andes. Le déplacement des plaques tectoniques de cette région a séparé la chaîne en deux parties pour créer le Drake. C'est un massif jeune aux reliefs identiques à ceux que l'on rencontre au nord d'Ushuaia ou dans les hautes Pyrénées. Les sommets y sont acérés et les pentes abruptes. Des heures durant, nous avons contemplé le Mont Français se parer des couleurs du couchant. Les autres sommets sont encore vierges de noms de conquérants.

Sur le pont, le choix de notre trajectoire donne lieu à de longues discussions. Pour plus de commodité, nous étalons chaque jour les cartes à même le plancher pour nous rendre compte de visu des différentes possibilités et choisir la plus adaptée en fonction des conditions météorologiques.
Car la prudence est toujours de mise. Une macabre nouvelle nous le rappelle deux jours avant notre arrivée à Port Lockroy. Un skipper de passage est décédé des suites de ses blessures lors d'une chute dans une crevasse à deux pas de la base. Sous le blanc immaculé se cachent de traîtres crevasses. Comme sur tous les glaciers du monde, il faut donc être humble et redoubler de prudence. Malgré la proximité du rivage, nous sommes en haute montagne. Avec les mêmes risques et les mêmes contraintes.