
Decepcion
On entre dans Decepcion par les portes de Neptune. Vulcain a ouvert une brèche dans les parois du volcan pour laisser l'immense cratère aux humeurs du dieu des tempêtes. Le lieu est titanesque : 15 km de long, 500 mètres d'altitude avec un cratère de 8 km de diamètre. Il est gardé par un géant de basalte, colonne de lave sombre qui marque l'entrée.
Les pentes abruptes qui montent jusqu'aux nuages sont des amas de scories de différentes couleurs témoins de la violence de l'activité qui régna ici et qui y règne encore, car le fauve est à peine endormi, au moins en surface. Dans les zones les plus froides, les scories se succèdent avec la glace en de grands millefeuilles, très dangereux, car sujets à des glissements de terrains complètement imprévisibles. La neige et la glace ne sont pas présentes partout et c'est une réelle surprise pour moi, tant j'imaginais l'Antarctique recouverte d'un blanc manteau immaculé.
Ce sont peut-être les fonds sableux, très en pente, sur lequel les ancres n'ont pas de prise, offrant ainsi bien peu de possibilité de refuge aux bateaux, qui ont valu son nom à Decepcion.
Un peu après l'entrée, sur la droite, les Norvégiens ont quand même construit en 1904 une base baleinière, abandonnée en 1931 après une éruption. Les immenses cuves de fer qui servaient à extraire l'huile de la graisse des cétacés notamment pour s'éclairer rouillent au fil du temps. L'air sec, sans champignons, de l'Antarctique a préservé du pourrissement le bois des maisons, des hangars, des bateaux et des tonneaux qui sont encore alignés là, à moitié enfouis dans les sables gris sombre de la plage. C'est maintenant une base fantôme peuplée d'oiseaux et de phoques moines qui se réchauffent au soleil. Huit espèces d'oiseaux marins se reproduisent sur l'île, y compris la plus importante colonie au monde de manchots à jugulaire. Le site abrite aussi une faune et une flore d'une importance inattendue; plus de 18 espèces de mousses, d'hépatiques et de lichens n'ont pas été observées ailleurs en Antarctique.
Bien plus loin dans le cratère, sur la rive gauche, les Espagnols ont construit une base scientifique ayant pour mission de surveiller l'activité sismique. Nous les croisons dans leur travail d'installation des capteurs tout autour du volcan qui renseignent à distance des soubresauts du géant. D'autres mesures sont effectuées dans les sources chaudes que l'on trouve sur le cratère.
Decepcion est un nouveau-né à l'échelle géologique, 10.000 ans environ, mais il est particulièrement actif au vu du nombre de types de laves et de scories que l'on trouve sur ses flancs issues d'une multitude d'explosions (laves noires, laves rouges ou jaunes, pierres ponces, etc.). Même s'il est aujourd'hui d'apparence paisible, on observe à Port Foster une élévation du sol de 30 cm par an. Nul doute que les risques sont très élevés et qu'il fera encore des siennes, mais savoir quand est une autre histoire.
Nous avons jeté l'ancre tout au fond du volcan, dans une crique parfaitement circulaire formée par une éruption qui ne doit pas être vieille. Peut-être date-t-elle de la dernière éruption de 1976. Cette première escale fait du bien à tout l'équipage. Ces premiers contacts avec le sol et la faune m'ont fait entrer de plain-pied dans la magie de ce territoire hors du commun.