
L'Antarctique si proche
Quarantièmes rugissants, Cinquantièmes Hurlants, Soixantièmes Grondants (ou Tournants) : les adjectifs restituent à peine la nature terrifiante des flots sous ces latitudes.
Nous sommes maintenant dans les Soixantièmes sud, loin de toute possibilité de secours. Les quarts de veille se succèdent toutes les trois heures pour ceux qui sont encore valides pendant que les autres restent couchés. Un homme demeure près du radar pour deviner les icebergs qui dérivent sur notre cap ; un autre arpente le pont pour tenter d'apercevoir à temps les plus dangereux d'entre eux, ceux qui à fleur d'eau échappent à la vigilance technologique.
Parfois il faut aller sur le pont pour descendre un ris (morceau de voile), choquer une voile ou affaler le génois. Le bateau demande une attention continue et Pascal, le capitaine, n'est jamais très loin. Comme tous les marins, il écoute son bateau et il sait détecter le moindre problème à l'oreille.
Notre « Walhalla » suit sa route au pilote automatique dans cette inconfortable houle de travers tribord qui le fait tanguer sans discontinuer de jour comme nuit. A l'avant, au fond de la bannette, bien calé avec ma cuvette, j'ai l'impression d'avoir passé quatre jours dans une machine à laver. Mon œil gauche me fait encore mal, mais la douleur va en diminuant et cela me rassure. Le deuxième jour, pris par le mal de mer, je rendais mon maigre repas par-dessus le bastingage, quand une veine a éclaté sur le tour de l'œil gauche, gonflant celui-ci et remplaçant le blanc par le rouge du sang. Par chance, nous avons quatre médecins à bord. « Un vrai hôpital » avaient commenté en souriant les douaniers de Puerto Williams, ajoutant qu'il y avait autant de médecins sur notre voilier que sur la base. Il faut que cela passe, ont-ils diagnostiqué d'un collégial accord. Après m'avoir bandé l'œil, ils se sont relayés pour me soutenir, m'administrant des gouttes, vidant ma cuvette ou m'apportant à boire. Je ne les remercierai jamais assez de ces attentions.
Le Drake a été pour moi un combat dont je suis sorti KO, sonné comme un boxeur ayant trouvé ses limites devant un adversaire trop fort. Je ne connaissais pas le mal de mer avant, même en ayant passé le Horn précédemment. Je comprends maintenant parfaitement l'adage des marins : « Au début, il y a vomir en souhaitant ne pas mourir ; puis il y a souhaiter mourir pour que cela s'arrête. »
Quand je retourne enfin sur le pont en me tenant aux cloisons de bois blond, mon œil au beurre noir me vaut d'amicaux quolibets de mes camarades. La terre est proche, me dit Martin pour me motiver, on la voit sur le radar. Viens voir, Felipe, un iceberg !
Un immense tabulaire dérive en effet sur la mer. Sa dimension est impressionnante, titanesque. Ses falaises parfaitement verticales s'étirent sur une centaine de mètres de hauteur, voire plus. Combien fait-il de long ? Un mille, deux ? Ce géant est pourtant bien modeste comparé aux grands évadés de la banquise. Cette année, de l'autre côté de la péninsule, se promène un glaçon de 250 km de long. De ces icebergs se détachent des morceaux de glace, très bas sur l'eau, donc redoutables pour la navigation car on ne les repère pas. Les marins anglais les appellent gromlers, les français, « Bourguignons »...
Ma photo me déçoit car elle ne rend pas la dimension de cette première et magique rencontre. Il faudrait devant un bateau pour donner l'échelle. Mais même les immenses brise-glace russes sembleraient minuscules à côté de ces falaises glacées. Pascal reste à bonne distance. Trop près, la moindre chute d'un pan de ces falaises de glace nous enverrait par le fond. Pourtant, tout est si calme et la force émotionnelle qui s'en dégage ne laisse présager d'aucun danger.
Quelques heures plus tard, la mer est parsemée de duvets d'oiseaux semblables à des plumes d'anges sur l'onde. C'est magnifique. Terre ! Terre ! crions-nous de joie. Au loin, voilée de nuages, se dessine l'immense chaîne montagneuse de la péninsule Antarctique. A quelques heures de voile, en noir sur fond blanc, nous attend « Decepcion », volcan géant apparemment endormi où nous allons faire notre première escale.
Ils sont trois, comme les rois mages, descendant d'un gros glaçon bleu qui croisait notre route. Trois porteurs de rêve plongeant devant l'étrave, nageant comme des dauphins pour nous ouvrir la voie. Des manchots jugulaires, me dit-on. Trois ambassadeurs pour nous souhaiter la bienvenue sur le continent blanc. C'est un si beau présage.