
L'archipel des Wollaston
J'avais longtemps cru que le Cap Horn était la terminaison d'une terre continentale. C'est en fait une île de l'archipel des Wollaston qui marque la frontière entre les deux grands océans de notre planète. Pour y parvenir, il faut traverser Nassau, redoutable épreuve maritime de ses frontières australes. Le temps y change en quelques heures, passant sans transition ni signe avant-coureur du beau fixe à d'épouvantables tempêtes. Lors de notre première visite, nous avions dû rebrousser chemin au tiers de la traversée, repoussés par une dépression particulièrement vigoureuse et plus au nord que prévu. Cette nuit-là, en filant se réfugier sous le couvert de l'île Lennox, à l'entrée de Beagle, j'avais connu la tempête et sa morsure glaciale, quand les gouttes d'eau, propulsées à l'horizontale par le vent, vous cinglent le visage et transpercent vos vêtements.
Je fus donc particulièrement soulagé après une traversée sans encombres en voyant apparaître les îles. Soulagé de retrouver la caleta Maxel où le bateau, lamané par Patrice et Martin au moyen de solides cordages, ne risquait plus rien (le lamanage consiste à fixer un bateau au rivage pour qu'il ne dérive pas si le vent tourne). J'étais heureux aussi de redevenir un terrien quelques heures durant pour gravir un sommet.
Les Wallaston prolongent les Andes et, comme elles, sont très accidentées. Sur ces îles, où la neige tient parfois tout l'été, soufflent des vents d'ouest si violents qu'aucun arbre ne pousse sur les côtes exposées. Les tempêtes qui naissent dans le Pacifique s'y succèdent tous les deux à trois jours, s'abattant sur la zone avec une violence inouïe. La terre tourbeuse est recouverte d'une végétation rase qui rend le sol spongieux et souple sous les pieds. Les faces exposées des rochers de granit sont parfaitement décapées, usées, striées par les vents. Sur les faces abritées poussent des lichens jaunes et gris ; de petits arbres bonzaïs essaient tant bien que mal de serpenter dans les anfractuosités, taillés irrémédiablement dès que leur houppe dépasse l'abri des roches. La pauvre lande est parsemée d'étangs d'eau à couleur de thé.
Les Indiens Yamana étaient des nomades de la mer. Cette tribu matriarcale vivait et voyageait sur des embarcations sans voile, sortes de kayaks avec un foyer au milieu, le long des côtes sud de la Patagonie. On m'a raconté que ces Indiens ont vécu là, jusque dans ces îles, fuyant le contact des autres civilisations. Les hommes chassaient des oiseaux, des phoques ou des lions de mer ; les femmes pêchaient nues des repas de crustacés dans les eaux glacées le long du Kelp, ces grandes algues brunes poussant ici en abondance. Quand je parcours du regard ce paysage sublime et désolé, j'ai du mal à imaginer la somme de talents, d'ingéniosité et de capacité d'adaptation qu'il fallait à ces gens pour vivre ici à dix miles à peine du cap des tempêtes. Les Yamana ont disparu au fur et à mesure de leur sédentarisation forcée dans la première moitié du XXe siècle et des maladies qui l'ont accompagnée. Avec la dernière Yamana morte en 2004 s'est éteinte une culture indienne datant de l'Age de pierre.
Quatre ans après mon premier passage, j'ai à nouveau posé une pierre sur le Kern et regardé à quelques miles l'île Horn, dont le Cap est l'Everest des marins, se dessiner sous un ciel lourd et menaçant.
Ce soir-là, l'atmosphère du repas autour de la table du carré a été étrange, à la fois détendue et pleine d'interrogations. La carte météo de Valparaiso a accaparé l'attention des marins chevronnés du bord. Ceux-ci ont longuement commenté les courbes des isobares avant de rendre leurs auspices : la météo semble favorable, une fenêtre s'ouvre. Nous pourrons enfin en découdre dès demain avec le Horn et entamer la route sud vers l'Antarctique pour passer le Drake.
J'ai du mal à dormir cette nuit-là, j'écoute le bruit du clapot sur la coque, le vent sifflant dans les haubans et fantasmant de probables naufrages. L'esprit, malgré la confiance absolue que je porte à l'expérience de mes compagnons, est parfois difficile à canaliser face à l'inconnu quand il y a une telle dimension et de tels enjeux.