
Puerto Toro
Le canal de Beagle est à lui seul un lieu extraordinaire. Il marque la frontière sud de l'Argentine et s'étend de l'Atlantique au Pacifique, reliant les deux océans en coupant la Cordillère des Andes. J'avais découvert lors d'un précédent voyage ses détours à l'ouest, où les grands glaciers bleu turquoise de Patagonie dévalent les pentes abruptes des sommets andins pour se perdre dans les reflets du canal en milliers de glaçons. Pascal, notre capitaine, nous fit découvrir ce jour-là les jardins suspendus de Beagle. Succession de petites îles sur lesquelles la végétation, taillée par le vent, semble l'avoir été de la main même des maîtres jardiniers du pays du Soleil Levant. C'était un jour de navigation paisible où la prise de brise du bateau est en elle-même un réel plaisir.
« Bienvenidos a Puerto Toro, comuna de cabo de Hornos »
Toro est la dernière escale habitée possible avant de traverser Nassau. C'est d'abord un unique ponton de bois sans âge où l'herbe pousse entre les madriers gris à peine dégauchis. Un ponton du bout du monde, comme je les aime. Une vingtaine de familles vivent là à l'année dans des baraques en bois à flanc de colline. Chaque mois, la marine chilienne vient les ravitailler.
Quand notre voilier accoste, les enfants du village accourent à toutes jambes, précédant l'unique policier venu nous accueillir. Il savait par radio que nous arrivions et il semble heureux de voir du monde. Sa fille de sept ou huit ans, accrochée à son uniforme, nous dévore du regard. Les mots du père dépeignent l'amour de ce pays, loin des garnisons surpeuplées de Valparaiso. Un bel endroit pour y faire grandir les enfants, me dit-il.
Une petite église de bois au toit de tôles bleues a été construite tout au bord de l'eau. Son entrée se trouve face à la mer et à quelques mètres de l'unique ponton pour que les pêcheurs confient leur salut à la Madone. En effet, les eaux alentour sont particulièrement tumultueuses.
Pendant la saison du crabe, les bateaux de pêche emplissent la petite anse et les casiers en réparation s'amoncellent sur les rives. Tout Puerto Toro vit alors au rythme de la pêche des crustacés qui seront conditionnés dans l'usine de Puerto Williams. Les « centollas » sont l'or de cette partie du monde. Cette grande araignée de mer à carapace souple qui hante les eaux sombres de Patagonie s'achète à prix d'or en Asie. La chair délicate et sucrée de ses immenses pattes d'une quarantaine de centimètres y est particulièrement prisée par les gourmets. Deux ou trois suffisent à vous rassasier.
Le vieux pêcheur indien a attendu que le policier retourne chez lui avant d'apparaître sur le ponton. La saison de pêche est théoriquement terminée mais il garde toujours quelques gourmandises pour les bateaux de passage. L'argent ne l'intéresse pas. Que ferait-il d'ailleurs de nos dollars ? Les premières boutiques sont à Puerto Williams, à une journée de mer d'ici. Pascal, le capitaine, le connaît de longue date. Le troc se fait en souriant avec les yeux, sur base de bouteilles de vin blanc chilien, de fruits et de tabac. Nous avons quitté la civilisation de l'argent. Et c'est dans le regard brillant de cet homme aux vêtements rapiécés, que commence réellement pour moi le bout du monde.