
Puerto Williams
Le vieux transporteur de munitions allemand datant de la Première Guerre mondiale est venu s'échouer là, à Puerto Williams, sous les dents diable, comme les appelle Martin mon compagnon de cabine.
Après avoir servi bien longtemps la marine militaire chilienne, la vieille coque de métal rouillé, enchâssée sur la rive avec une forte gîte sur tribord (traduction pour les néophytes : elle penche de 20 à 30°), a trouvé une seconde jeunesse dans l'étroite embouchure de la rivière. Nul doute qu'ailleurs, elle aurait depuis longtemps sombré dans l'oubli ou disparu sous le chalumeau des ferrailleurs. Ici, dans la ville la plus au sud de l'Amérique dotée de 3 000 habitants, on y a ajouté une passerelle de bois pour y accéder facilement de jour comme de nuit, et un panneau de bois gravé et vernis décore l'entrée du célèbre « Club Naval de YATES MICALVI ». Le navire sert maintenant de ponton aux plaisanciers de passage et marins de tous horizons.
Nos voisins sont italiens, polonais et français en partance pour un tour du monde ou pour passer le Cap des tempêtes. L'ambiance est amicale. Les entrailles du bateau ont été aménagées avec confort et les marins agglutinés autour du poêle en fonte viennent goûter dans les fauteuils usés le terrible Pisco qui délie les langues et enrichit les voyages salés. Mélange de citron, de blanc d'œuf et d'alcool blanc, dès le troisième verre le traître fait oublier la gîte du sol et assure un réveil difficile.
Le Micalvi voit revivre ses fantômes et les fanions des marins inconnus ou célèbres, accrochés au plafond et aux murs, entament la ritournelle du bon temps passé. Le comptoir fait alors danser les histoires des Eric Tabarly, Peter Blake et autres légendes qui ont posé un pied ici, laissant dans l'air une trace de leur éternité. Pour sa simple convivialité, les « vrais » marins préfèrent faire escale au Micalvi plutôt qu'à Ushuaia. On s'y retrouve entre soi.
Ce matin-là, malgré l'été austral, le givre joue avec la lumière sur le pont. Même si la douche a été réaménagée et doublée − une deuxième a été installée depuis notre dernier passage il y a quatre ans −, la température de l'eau passe subitement du brûlant au glacial selon l'utilisation de la cabine voisine et les humeurs fantasques du chauffe-eau. Cette dernière douche à terre avant bien longtemps, même avec ses accents écossais, a quelque chose de prodigieux.
La petite ville est essentiellement une base militaire protégeant la pointe extrême sud du Chili contre les velléités du frère ennemi argentin, sur l'autre rive de Beagle. Les bateaux de guerre à l'entrée du port donnent tout de suite le ton. Puerto Williams est scindée en deux. D'un côté, ses alignements rectilignes de maisons de soldats, peintes en blanc immaculé ; de l'autre, à l'opposé du Micalvi et de l'aéroport, les baraques des pêcheurs et des derniers métis descendant des indiens autochtones. Ces constructions de tôles et de planches multicolores sont posées sur de courts pilotis. Les Indiens les mettent sur ces « radeaux » pour les déplacer selon leur bon vouloir, respectant ainsi leurs coutumes nomades. Plus loin encore, les Japonais ont érigé la seule usine de l'île : l'activité civile principale de Puerto Williams consiste à conditionner du King-crab des mers du sud, la centolla, araignée géante que l'on trouve en abondance dans les eaux froides de Patagonie.
La base a connu un regain d'activité pendant la guerre des Malouines opposant l'Angleterre et l'Argentine, l'aéroport ayant servi à la Royal Air Force. Maintenant, la base sert de point de ravitaillement pour les postes avancés qu'entretient le Chili dans les îles de l'extrême sud. Et les secours des navires ayant des difficultés au large du Cap Horn partent d'ici.
Il n'y a pas encore de goudron à Puerto Williams. Dans la poussière de l'engin qui rabote la route de terre et de gravier, un soldat m'indique la direction du centre-ville dans un anglais parfait. Le contraste entre l'uniforme entièrement noir et lugubre des soldats chiliens et leur gentillesse voire courtoisie m'a toujours surpris.
Dernières courses dans de minuscules boutiques presque vides et sans vitrine, derniers sourires des vendeuses métisses, derniers mails et coups de téléphone. Enfin, les ultimes tampons des douanes chiliennes sur le passeport et quelques mots de l'officier de police du port. Vu quatre ans plus tôt, ce dernier nous reconnaît et nous adresse en français ses chaleureux vœux de bon voyage.