En route !
En franchissant le Cap Horn à la voile sur le « Balthazar » quatre ans auparavant, Yacine avait regardé au sud en disant : « La prochaine fois, nous prendrons cap plein sud et nous irons voir le grand continent blanc. » Nous avions tous acquiescé en sablant le champagne face au mythique rocher. Quatre ans plus tard, nous nous étreignons sur le parvis de l'aéroport d'Ushuaia, les yeux pleins d'espérance. Monter une telle expédition prend du temps : quarante-huit mois n'ont pas été de trop pour y parvenir car on ne choisit pas à la légère un bateau et une équipe fiables.
Si l'Antarctique se rêve, il ne s'improvise pas. C'est le deuxième plus grand continent après l'Asie. Point de ville ni d'aéroport pour nous recevoir. Point de routes ni de sentiers plus ou moins balisés. C'est un espace presque vierge, le royaume de la glace et des animaux acclimatés au froid extrême.
L'Antarctique est le seul continent recouvert à 95% de glace. Avec le Groenland, il constitue le dernier inlandsis, gigantesques et épais glacier datant du Pléistocène (2 millions d'années), qui subsiste encore aujourd'hui. Son centre est recouvert d'une calotte glacière de plusieurs kilomètres d'épaisseur. Mémoire de notre climat, tous les records de froid de notre planète s'y mesurent : on y a déjà enregistré une température de - 89 °C en hiver. L'été, grâce à un courant d'eau chaude en provenance du Pacifique qui casse la glace, la température se réchauffe sur la corne antarctique et n'excède pas en moyenne - 10 C . Sur la péninsule antarctique, région la plus douce, le thermomètre n'affiche la plupart du temps qu'un maigre 0°C. Les vents peuvent atteindre 300 km/h. Ils soufflent sur les glaciers et, avec la différence de pression due au froid, ils peuvent prendre plus de vitesse au passage et s'inverser. On les nomme vents cabbatiques. Pour ne rien arranger, les icebergs et la neige masquent parfois les balises près des bases ou des passes difficiles. Vigilance et expérience sont donc primordiales dans cet environnement hostile car la mer peut geler en deux jours et bloquer le bateau. Autant dire que, dans ce genre d'expéditions, l'humilité s'impose : tout dépend de Dame Nature devant laquelle l'Homme ne peut que s'incliner.
Nous souhaitons gagner l'Antarctique en tant qu'observateurs et, partant, nous adapter en fonction des conditions climatiques. Notre but de marins est donc d'approcher la corne antarctique à la voile par l'ouest, qui est le côté le plus « chaud » donc le plus navigable. Pendant le court été austral, de janvier à février, la péninsule est soumise aux courants tempérés du Pacifique qui accélèrent le dégel, rendant ses côtes abordables. Nous espérons pouvoir longer ses rivages jusqu'à ce que la banquise nous arrête comme Charcot en son temps. L'incertitude plane donc sur un tel voyage, tant nous sommes dépendants des caprices du temps et de l'extrême isolement de notre destination. La route pour aller et revenir en Antarctique en partant d'Ushuaia dure sept à neuf jours de voile. Il faut ensuite passer le Cap Horn puis traverser le Drake sans encombres. Nous espérons ensuite une météo clémente pour rester trois semaines sur place. Au total, l'expédition doit durer cinq semaines.
Mon but personnel, hormis de vivre un rêve d'adolescence, est de témoigner via mes photographies de la beauté extrême de ce monde. Depuis des années, les scientifiques tirent la sonnette d'alarme pour nous sensibiliser aux dangers que court notre planète, en mettant l'accent sur les interdépendances et la fragilité des milieux. Ils font leur travail et le font bien. Malheureusement, les mots ne servent souvent à rien si des émotions ne les accompagnent pas, si des images n'assouplissent pas les cœurs et les consciences. J'ai décidé de faire ce travail-là, en toute simplicité.
J'aurais pu partir en antarctique par d'autres moyens. Prendre comme beaucoup l'un des gros brise-glace, en général russes, où environ 300 personnes se pressent pour voir seulement quelques zones. Les brise-glace ont tellement de fond qu'ils ne peuvent aborder certains endroits avec peu d'eau. Mieux valait dans ce cas participer à l'une des missions scientifiques sur place. Mais outre une sélection drastique, ces dernières durent souvent six mois ou un an, une durée peu compatible avec famille et profession.
S'il a fallu faire montre de patience pour l'organiser, notre expédition va nous permettre de nous rendre sur des zones où la faune n'a jamais été au contact de l'homme. Quel meilleur moyen que le voilier et une petite équipe pour aborder cet écosystème fragile et unique ?